La plupart des grandes décisions sont l’affaire de quelques minutes – voire de secondes. Sans doute avons-nous raison alors de les considérer, comme des moments forts de notre existence.
Eteindre ma télé m’aura pris 20 ans. Je n’y suis parvenu qu’en m’autorisant une entorse à la rigidité de cette règle. L’exception qui tolère les matchs de l’équipe de France et ceux du Paris Saint Germain.
Et justement, en ce vendredi 13, nos voisins teutons sont au menu de la bleusaille. L’Allemagne au Stade France, c’est suffisamment alléchant pour que l’addiction me reprenne. Une pizza quatre fromages et me voila calé pour suivre la baballe dans des conditions optimales.
Le téléphone que j’ai mis sur vibreur, fait tout pour gâcher mon plaisir. Il bourdonne comme un essaim d’abeilles. Sans doute quelque fâcheux à qui mon analyse du jeu fait défaut. Les appels se font compulsifs. Je jette un œil. Surprise, c’est de loin qu’on m’appelle. Je reconnais l’indicatif : 00 46… Malmö. Une amie m’informe de Suède du drame qui à lieux à deux pas de chez moi. Paris est sous les bombes ?!
Je saute sur la télécommande et le bleu des gyrophares inonde la pièce. Incrédule, je regarde les images où des gens courent. Il y en a partout. Des policiers aussi et des ambulances, beaucoup… Consternation !
Une voix explique que la gangrène a atteint l’insouciance de ma ville. Dans le viseur des assassins, une foule sortie jouir de la douceur d’une soirée de printemps qui s’invite en automne. Les uns en concert, d’autres au restaurant ou à la terrasse d’un bar, tous avides de vivre. Une jeunesse dont le mot d’ordre, est de se mélanger dans la bonne humeur. C’est précisément ce qu’a voulu sanctionner l’escadron dont la mission était de tuer bien davantage que le temps.
Le décompte des victimes défile au bas de l’écran. Il change d’une chaine à l’autre. Tweeter et Facebook ont de l’avance sur les télés. 16 morts… 39… Le Bataclan s’en mêle. Tout s’emballe. 80 morts ! La France a battue l’Allemagne… Qui cela intéresse ? On parle désormais de plus de 120 tués… L’air commence à manquer. Tant de victimes, tant de morts… Je pensais que ça n’arrivait qu’au Moyen-Orient ces choses là ? C’est là-bas qu’on fait les guerres non ?
Dehors, les visages que je croise sont incrédules. Accroché à son téléphone, chacun cherche à savoir ou l’autre se trouve. Je ne fais pas autre chose.
Dans l’émotion des jours qui ont suivis, j’ai oublié ma promesse et la télé est restée allumée. Ce n’est pas comme si je l’avais éteinte. Le Président est apparu les traits tirés. Il a décrété l’état d’urgence. C’est le chef des armées qui a parlé.
Une suspension de l’état de droit qui m’amène à me poser des questions quant à la fragilité de nos libertés. J’avais cru comprendre lors des attentas de Charlie Hebdo que la procédure pénale en matière terroriste était déjà une procédure d’exception. J’ai du me tromper.
Cette mise au rencart de l’institution judiciaire suscite une gène en moi, mais je ne discute pas. L’heure est grave. Même si… Je ne suis pas loin de penser que le message envoyé aux salauds qui ont fait ça pourrait se montrer contre-productif et même sonner comme un aveu de faiblesse.
C’est vrai que si le défi terroriste s’inscrit dans la durée, l’état d’urgence suggère quand même une limite dans le temps. Ma crainte désormais est de voir des mesures rognant les libertés publiques et annoncées provisoires, entérinées définitivement. Cela s’est vu… Dès lors, l’hypothèse qu’un impératif qui dure n’en devienne une menace pour l’état de droit ne serait plus à exclure.
Il est sans doute trop tôt pour le dire mais passé la stupeur des attentats subsistera une lancinante question : sommes nous prêt à sacrifier cette liberté que le monde nous envie au point pour certains de la mitrailler pour la faire taire… au nom de la sécurité ?
Une ritournelle veut que, ne pas souscrire à ce Patriot Act à la française, c’est faire le jeu des terroristes et de leurs funestes desseins ? Ce à quoi on peut répondre que brader des libertés chèrement acquises, revient à s’éloigner de l’esprit des Lumières…
Je me refuse à placer sur le même plan les pratiques assassines de quelques sectaires qui ne s’expriment que par la haine, à l’exercice de la raison d’Etat.
Après le choc, à la télé on débat. De police, d’armée, de représailles et de sécurité, et c’est normal. Miss météo prévoit des nuages sur la capitale. Je me rappelle alors qu’on est en novembre et ça aussi c’est normal. J’éteins. J’ai besoin de calme. J’ai 130 morts à pleurer.
Demain, sous la pluie, il sera bien temps de me soumettre à moins de démocratie…
Photo : Ghost, 2007, © Kader Attia