C’est encore au soleil, que se découpent le mieux les limites de ce territoire. Petit arpent déserté du bon Dieu dont l’ombre squelettique s’étale sur quelques kilomètres à peine.
Sur les façades éventrées, le son sourd des avions résonne. En touchant le sol, le fracas des bombes donne le la. Arrachant mille prières des décombres dont pas une ne se risque vers le ciel. Trop dangereux. Très haut dans le bleu, les ailerons des F16 font des ronds. Là encore, la ligne est occupée…
Une femme assise au milieu des gravats a, posé sur les plis de sa robe, ce qu’il reste d’un bras. Peut-être n’est-ce pas le sien après tout. On pourrait croire, en la voyant couverte de poussière, à une de ces statues de sel. Précisément. De celles dont parle la bible. On pourrait… si ce n’était le tremblement de cette lèvre, que trop de peurs accumulées, ont contribué à faire naitre.
Une fumée, noire comme un vol de corbeaux, réinvente l’horizon. Un cirque se produit dans les parages. Ici, s’ils sont suicidaires, les intermittents ne sont pas en grève. Tout le monde jouit du spectacle. Les enfants sont si sages. Ils ne vont jamais loin. Petits moineaux aux regards de vieillards.
A Beit Lahia et à Khuza, le mot jeune a pratiquement disparu. Ce qu’il en reste commande d’ignorer ce qu’il a été. Sans doute veut-il se procurer quelques déguisements qui conviendraient mieux au dessein qu’il forme pour demain. Un absolu de liberté qui pousse chacune de ses phases à être courte. Profitant d’une accalmie négociée par la croix rouge, voilà ce que l’un de ces fantômes m’a chuchoté à l’oreille :
« Etre, ou ne pas être Palestinien, c’est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte ? Mourir… dormir, rien de plus et se dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c’est là un dénouement que nous enfants de Gaza devons souhaiter avec ferveur. Mourir… dormir, dormir ! Peut-être rêver ! Oui, là est l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter. C’est cette réflexion-là qui nous vaut la calamité d’une si longue existence. Qui, en effet, voudrait supporter les flagellations, et les dédains du monde, l’injure de l’oppresseur, l’humiliation de la pauvreté, les angoisses de l’amour méprisé, les lenteurs de la loi, l’insolence du pouvoir, et les rebuffades que le mérite résigné reçoit d’hommes indignes, s’il pouvait en être quitte avec un simple poinçon ? Qui voudrait porter ces fardeaux, grogner et suer sous une vie accablante, si la crainte de quelque chose après la mort, de cette région inexplorée, d’où nul voyageur ne revient, ne troublait la volonté, et ne nous faisait supporter les maux que nous avons par peur de nous lancer dans ceux que nous ne connaissons pas ? Etre libre, enfin… »
Ayant dis cela, il s’est couché près d’Hamlet, magnifique comme toujours, dans son pyjama blanc et rayé. Ce n’est pas sans ironie que l’histoire aura offert en guise d’adieu à cet ami gazaouï un air de déjà vu. Jamais palestinien n’a tant ressemblé à l’idée qu’on se faisait d’un juif il n’y a pas si longtemps en Europe. Je me garderai cependant d’y voir un quelconque encouragement pour l’avenir…
– Avigdor je te le dis ! » il y a quelque chose de pourri au royaume d’Israël «
* Avec l’inestimable concours de William Shakespeare, Hamlet, Acte III, scène 1, extrait (1601)